2007/12/10
Si les journaux télévisés nous abreuvent copieusement d’images spectaculaires de régions en guerre, ils sont impuissants à rendre le quotidien des habitants d’un pays sur lequel il pleut des bombes, les conséquences sur la psyché humaine de centaines de journées passées à survivre à travers des décombres. Parfum de poussière, le premier roman de l’écrivain québécois d’origine libanaise Rawi Hage, vous transporte dans la réalité d’une guerre civile et vous fait sentir ce que pèse un fusil, lorsqu’il est devenu un objet du quotidien.
Parfum de poussière porte l’histoire de deux amis en plein cœur de la guerre du Liban à la fin des années 70. L’un, Bassam, rêve de fuir à Rome, «Mais ceux qui partent ne reviennent jamais», se souvient-il. Pour l’autre, Georges, il est inconcevable de quitter le pays. Ensemble, armés, ils dévalent les rues de leur quartier dévasté à moto, démontent des mâchoires et fomentent des sales coups. À Beyrouth-Est, la violence est omniprésente, inouïe et compose leur quotidien. C’est le propre des guerres civiles: «Elles n’ont rien de virtuel comme celles des Américains, assène Rawi Hage. Au Liban, comme en Yougoslavie, la guerre était vécue par la population, et non par le biais d’un écran. Les armes, les champs de bataille étaient autour de nous. Tu es là, avec ta mère, ton père, ton frère. C’est autre chose que d’envoyer un soldat au loin; lui sait que son propre monde est préservé.»
Vivre le conflit
L’auteur parle en connaissance de cause. Il a grandi dans la capitale libanaise, il avait 10 ans quand la guerre a éclaté. De parents francophiles, de langue arabe, il a pourtant choisi d’écrire son premier roman, paru sous le titre De Niro’s Game (en référence aux scènes anthologiques de roulette russe de l’acteur dans le film Voyage au bout de l’enfer), en anglais. «Quand je suis arrivé à New York en 1982, j’ai du m’immerger dans l’anglais pendant de longues années, mettre de côté mes premières langues pour apprendre à lire et me faire comprendre, pour survivre.» Dans la mégalopole, puis à Montréal, où il s’installe au début des années 90, il étudie la photographie, une pratique qui déteint sur sa plume. Un des personnages de Parfum de poussière le constate: «La photographie parle toujours de la mort». «Parce qu’elle capte un moment révolu, qui ne reviendra pas, complète l’auteur. L’écrivain, lui, doit de se transporter sur les lieux et dans l’époque dont il parle, et en même temps, c’est très paradoxal… il doit s’effacer, avoir une distance, revenir au présent régulièrement. Quand j’écris, poursuit-il, je choisis les points de vue, les angles, de façon spécifique.» Au pied d’un escalier qu’on dévale, sur le toit de l’immeuble pendant un bombardement, ou dans l’embrasement d’un mur effondré, Bassam le narrateur observe sa ville; son envie d’ailleurs et sa lucidité, entrecoupée de délires et de phantasmes, apportent à sa voix une poésie rageuse, mais envoûtante, qui constitue la grande force du roman.
La violence s’insinue plus profondément à chaque scène d’inhumanité, elle ravage les nerfs de tous les personnages. Quand une bombe s’abat à ses pieds, Bassam évacue les blessés, qui deviennent parfois cadavres dans ses bras. À travers le dédale de la ville en ruines, les chiens abandonnés de ceux qui ont quitté Beyrouth forment des meutes avides, maigres et hétéroclites qu’on finit par massacrer par besoin de défoulement et crainte des maladies. Et bientôt, les milices chrétiennes courtisent Georges et Bassam. Eux qui ne font plus grand cas de la mort feraient de si bonnes recrues...
«Du point de vue idéologique, ils sont au-delà du cirque religieux, analyse l’auteur. Bassam ne croit pas, simplement. À ses yeux, tous les groupements religieux sont faux, rien de tout cela n’est réel. Georges lui, a encore l’espoir d’aider son pays, il cherche à évacuer sa colère, mais il n’est pas croyant non plus.» Rawi Hage évoque Camus, dont la pensée occupe une place privilégiée dans Un parfum de poussière: «parce que l’existentialisme est un mouvement philosophique libérateur, qui permet de se défendre des groupes qui basent leur idéologie sur une morale religieuse. J’ai baigné dans une famille aux valeurs chrétiennes, mais je suis laïc. Ce qui m’a soustrait à toute emprise religieuse, ce sont les rencontres, les voyages, les études en art, les auteurs tels que Michel Foucault, Noam Chomsky, qui ne laissent pas d’autre choix que de s’ouvrir.»
Côtoyer la mortParfum de poussière mélange le symbolique et le philosophique selon un dosage percutant. Les rituels entourant la mort y prennent un sens élargi. «Le deuil est quelque chose de très grand, et même de monumental dans l’Orient, prévient Rawi Hage. Cela peut paraître mélodramatique, ces femmes endeuillées qui gémissent, ces lamentations, mais il y a une réelle poésie du deuil. Par exemple, quand un jeune homme non marié meurt, on danse avec le cercueil, on lui fait vivre le mariage qu’il n’a pas pu avoir. Le deuil n’est pas un événement intime, privé. Au Liban, c’est un événement collectif qu’il faut partager et qui rassemble les gens.»
Le gouvernement libanais, après cette guerre destructrice, est préoccupé par la reconstruction des immeubles, «Mais, déplore Rawi Hage, il n’y a jamais eu d’encouragement à s’exprimer sur le traumatisme vécu. Il n’y a pas de monuments, ils ont tout simplement cherché à effacer la mémoire de guerre. Seuls quelques artistes, individuellement, cinéastes, poètes, dramaturges, ont essayé de préserver cette mémoire. Tout le monde au Liban a des histoires de guerre à raconter. Peu en parlent. J’ai choisi de les écrire.»
Depuis qu’il s’est installé en Amérique du Nord, Rawi Hage est retourné deux fois au Liban. «Et la deuxième fois sera la dernière, croit-il. C’est douloureux, cela provoque un mélange de nostalgie et de chagrin. Persévérer dans la voie artistique a exigé des sacrifices.» Qui ont fini par lui apporter un succès fulgurant, il a été nominé pour le Prix Giller, a remporté les prix Hugh MacLennan de fiction et MacAuslan du premier ouvrage et est de la première sélection du Prix des libraires du Québec 2008.
Quant à son second roman, qui paraîtra ce printemps en anglais, il abordera les thèmes de la maladie mentale, de l’immigration. «Il sera plus psychologique, révèle l'écrivain. Il s’agira de trafic d’armes, on y fera de nombreux va-et-vient entre l’Amérique du Nord et le Moyen Orient.» Et il aura pour cadre principal la ville de Montréal.
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