jeudi 27 mars 2008

À Radio-Canada...

Par Danielle Laurin
15 février 2008

Un roman fulgurant

C'est vaste, inspiré, lyrique au possible. C'est un livre en feu.

C'est un roman phénomène, le premier que publie D.Y. Béchard, 33 ans, né à Vancouver d'un père gaspésien et d'une mère américaine.

C'est une fresque, une épopée, une traversée. C'est une quête incessante d'identité, une recherche inassouvie d'absolu.

C'est Vandal love ou Perdus en Amérique (Québec Amérique), couronné par le Commonwealth Writer's Prize 2007 du premier roman.

Ça commence à l'aube des années 1950, et ça se poursuit jusque dans les années 2000. Ça commence en Gaspésie, et ça nous conduit jusque dans les tréfonds des États-Unis. C'est l'histoire d'une famille. Une famille à deux clans.

Nains contre géants
D'un côté les nains, de l'autre les géants. Les nains sont fragiles, souvent malades, impressionnables. Les géants sont forts, d'emblée batailleurs, impressionnants. Mais peu importe au fond: l'essentiel est que chaque clan est fondamentalement différent.

Différent, vraiment? Outre le fait d'appartenir à la même lignée, les géants comme les nains se nourrissent de rêves. Et ont un faible pour la fuite en avant.

Ils ont en commun d'imaginer que le meilleur existe quelque part, qu'il suffit de le trouver.

Ils sont tous déchirés. Déchirés entre le besoin d'appartenance (à un amour, une famille, un parent, un enfant, un groupe, un Dieu, un lieu...) et l'appel de la liberté, du mouvement, de l'ailleurs.

Ils sont tous des errants, finalement.

Question existentielle
Si on tournait en rond? Si tout n'était qu'illusion? Si on passait à côté de l'essentiel à force de chercher ce qu'on veut, ce qu'on croit, ce qu'on est? Si la vie c'était ça, au fond: vouloir ce qu'on n'a pas, croire en ce qui n'existe pas, être quelqu'un d'autre que soi? Dit comme ça, ça semble désespéré, désespérant. Mais Vandal love est un roman. Cette désespérance humaine, trop humaine, D. Y. Béchard en fait de la beauté.

Comment? En parsemant son histoire de tendresse, d'émotions, de sensualité, malgré la dureté des faits, des gestes, malgré le tragique des situations. En créant des images inouïes, vibrantes d'authenticité.

Éclairs de génie par moments, mais...

On se retient de parler de génie. Parlons plutôt d'éclairs de génie. Car tout n'est pas parfait dans ce livre. Disons-le franchement: il faut s'atteler sérieusement, ne pas lâcher la bride, au risque de s'égarer en cours de route. Ça ressemble à de la surenchère, par moments.

On préfèrera voir là le germe d'un style qui prend le risque de s'affirmer, envers et contre tout. Un style exigeant, oui. Mais qui a du souffle, qui fait danser les images, les mots. Et s'avère fulgurant, par moments.

On voudra suivre cet auteur-là.

jeudi 20 mars 2008

La recrue du mois d'avril:D.Y. Béchard - Vandal Love ou perdus en Amérique

Récit multigénérationnel, Vandal Love ou Perdus en Amérique s'ouvre sur la figure du patriarche gaspésien Hervé Hervé, dont la famille a cette particularité d'engendrer tour à tour des géants et des nains ; les premiers, pour des raisons évidentes, ayant la préférence des parents. La trame s'articule principalement autour de la figure de Jude, petit-fils géant de Hervé Hervé et jumeau d'Isa-Marie, une naine maladive.

Si le Livre un s'attarde au destin de Jude ainsi qu'à la destinée de la « branche géante » de la famille, le Livre deux, lui, est consacré à l'autre voie familiale, non moins souffrante mais davantage spirituelle des nains. La toute fin nous réservant une étonnante réconciliation de ces deux faces génétiques... d'une même longue lignée de Gaspésiens perdus en Amérique! Une histoire d'errance fascinante où l'amour, quoique sincère, laisse souvent entrevoir un côté sombre et destructeur.

Réf.:
Vandal Love ou perdus en Amérique, D.Y. Béchard. Éditions Québec Amérique, 2008, 344 pages.
ISBN: 978-2-7644-0595-6

samedi 15 mars 2008

La guerre en surface

Certains livres, du simple fait qu’ils abordent une dure réalité, ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Parfum de poussière, qui nous replonge dans les années 80 dans un Beyrouth sous les bombes, fait partie de cette catégorie. En plus, comment rester insensible lorsqu’on sait que l’auteur s'inspire de ce qu'il a vécu?

L’engouement pour le premier roman de Rawi Hage tient plus du sujet qu’à autre chose car côté écriture il n’y a rien de remarquable. La narration de l’auteur, très nerveuse et spontanée, malgré toutes les atrocités qu’il décrit, n’est pas parvenu à me faire vibrer, à m’émouvoir. C’est, qu’à mon avis, le propos reste toujours en surface. C’est probablement dû au fait que l’action passe uniquement par la description de courtes scènes qui s’enchaînent les unes après les autres sans laisser le temps au lecteur de bien saisir ce qui se passe ni d’en comprendre tous les enjeux.

J'avoue m’y être perdu à plusieurs reprises.

Je sais que c’est le choix qu’a fait Rawi Hage de décrire de cette façon le chaos qui règne en temps de guerre, mais ça n’a pas fonctionné avec moi. Je trouve que Marjane Satrapi l’a mieux fait dans son émouvant Persépolis. Elle a su puiser au fond d’elle-même pour décrire l’horreur.

Un rendez-vous (que je suis triste d'avoir) manqué

D’entrée de jeu j’aurais envie de dire : ne lisez pas ce que j’ai à dire de ce livre.

Tout au long de ma lecture j’ai eu le sentiment de passer à côté de quelque chose d’important et de beau. Je n’entrerai pas dans les facteurs qui expliquent cette rencontre ratée, mais juste en parcourant le livre à la recherche d’un extrait j’appréciais cette langue qui pourtant, en première lecture, ne m’a pas accrochée. J’ai passé la première partie à me demander ce que tout le monde avait à encenser ce livre, j’ai plus accroché à la deuxième, finalement commencé à vraiment comprendre la force de l’ouvrage à la troisième. Pour une raison que je ne saurais expliquer le livre me rappelait par moment L’aveuglement de José Saramago, un autre livre encensé de toute part qui ne m’a pas rejoint. J’étais, par moment, lassée de ce qui me semblait du verbiage : des images très fortes mais que je ne comprenais pas… comme si mon intelligence métaphorique était au repos.

En gros, j’ai la conviction que ce livre est excellent et qu’il mérite que vous vous lanciez…. Mais moi je suis passée à côté : mauvais timing. Il rejoint automatiquement le Saramago dans ma bibliothèque dans la catégorie : à relire dans deux ou trois ans, le temps d’oublier et de redécouvrir !

Parfum de sang...

Un roman qui décrit bien ce que peuvent vivre des milliers de gens sur notre planète souffrante ! Bassam et George ne sont qu’un exemple d’une amitié altérée par les « camps » qu’il faut rejoindre pour assurer sa survie. Des Serbes, Bosniaques, Hutus, Tutsis et bien d’autres vous confirmeront qu’il n’y a rien d’irréel dans ce récit. Les luttes sont féroces, sans pitié et l’auteur réussit à transmettre cette vérité quotidienne qu’est Beyrouth de l’époque.

Rawi Hage a été pour moi un retour sur la réalité des guerres. Tant d’images télévisuelles qui nous laissent pratiquement indifférents au fil du temps, avouons-le, nous évitons même de regarder ! Ses personnages ont une âme, une vie, des sentiments, des rêves et des êtres qui leur sont chers. L’impuissance, les magouilles et la violence reviennent en boucle, mais c’est le lot de tous les jours d’un pays en guerre ; on ne peut lui reprocher d’avoir insisté.

C’est un roman d’actualité, exportable et simple dans sa complexité. Le texte ne nous entraîne pas sur les routes chantantes de la poésie, mais il est captivant et juste. Je n’ai pas eu l’impression que l’auteur cherchait à camoufler des trous ou qu’il évitait de longues périodes par manque d’idée. Pour un premier bouquin, je pense que Rawi Hage surpasse même certains auteurs aux multiples publications !

Poussière de rage

Voyage au plus profond de l’enfer, celui de la guerre, de la haine, de l’indifférence, de soi, ce premier roman signé Rawi Hage est d’une force et d’une portée remarquables. Dans une langue directe mais imagée, sise à la frontière entre les films d’action américains et les récits fantaisistes, très peu linéaires, des pays arabes, Hage nous plonge dès les premières pages dans un univers étouffant, malsain, où la guerre devient toile de fond plutôt que sujet, où l’horreur perle au quotidien. Malgré les dix mille bombes qui s’abattent sur Beyrouth, la vie poursuit son cours, tout sauf un long fleuve tranquille, les histoires du quotidien tentant de s’extraire de l’Histoire. Des liens se tissent : amitié fraternelle à la limite du passionnel entre Bassam et son ami Georges – surnommé de Niro –, histoire d’amour (pour elle), de peau (pour lui) entre Bassam et Rana, relation trouble entre le narrateur et Rhéa en troisième partie. Des vies sont transformées, irrévocablement, sous nos yeux. Tout est décuplé par la puissance de la guerre, par l’écriture sculptée de l’auteur. « Dans les rues désertes, les maisons paraissaient voilées, étranges. Le sang de la petite fille coulait sur mes doigts et le long de mes cuisses. Je prenais un bain d’hémoglobine. Le sang est plus sombre que la couleur rouge, plus doux que la soie; sur la main, il est chaud comme l’eau d’un bain avec du savon. Ma chemise se teignait de pourpre royal. Je criais, j’appelais la petite fille par son nom, mais ma chemise buvait son sang; j’aurais pu la tordre et remplir la mer Rouge, y plonger mon corps, la revendiquer, faire le tour de ses bords et me baigner dans son soleil. » (p. 29)

Au fil du récit, le ton change, les enjeux se précisent. Quand on peine à respirer tant les images suscitées par l’auteur sont puissantes, Hage nous offre un répit, accalmie entre deux pluies de roquettes. Quand on pense devoir décrocher, incapable de pouvoir avaler une ligne de plus de violence, il nous fait basculer vers d’autres profondeurs, celles du doute, de l’incompréhension, de l’intolérance. Quand Bassam fuit le Liban et se réfugie à Paris, on pousse d’abord un soupir de soulagement pour se rendre compte que, même si en apparence plus subtile, la violence suinte encore entre chaque ligne. En inscrivant L’Étranger de Camus en filigrane de cette dernière section, Hage nous permet de jeter un œil nouveau sur le récit. Comme Meursault, Bassam est étranger à la société, erre pendant de longues journées, est en marge de sa propre vie, refuse de jouer le jeu. C’est peut-être là finalement où ce roman m’a rejoint le plus et ce qui explique que ces personnages fictifs continuent de me hanter, plusieurs jours après avoir refermé le livre.

Guerre civile au quotidien

Dix mille bombes tombent sur Beyrouth. C’est la guerre civile. Bassam erre dans ces lieux dévastés, ressassant l’idée de partir. Son ami Georges, lui, a choisi de s’enrôler. Peu à peu, Bassam concrétise son plan pour quitter le Liban. Georges, lui, s’enfonce dans la violence de la guerre.

Parfum de poussière est un roman aux images puissantes. Les deux premières parties du livre, celles qui ont pour cadre la guerre civile, dans ce qu’elle a de dur par le fait qu’elle est devenue quotidienne, qu’on s’y habitue presque, sont les plus fortes et réussies. Le lecteur est plongé dans une ville en guerre, mais qui vit néanmoins. Où les gens essaient de poursuivre leur vie, de recoller les morceaux de ce qui leur reste. Où les gens s’aiment, se blessent. En côtoyant la mort, la peur, la haine. L’injustice.

J’ai pourtant quelques réserves devant ce roman. La dernière partie, intitulée Paris, tranche avec les deux premières, mieux senties, me semble-t-il, par l’auteur. Le style d’écriture change, laissant place à une surabondance de tournures poétiques qui détonnent soudainement et qui rompent le rythme dépouillé du début du récit.

Quant à la trame du roman lui-même, en dehors du décor fort bien décrit de la guerre civile et de la vie quotidienne à travers ruines et bombardements, elle se résume à peu de choses. La narration au « je » nous projette dans l’univers de Bassam. On le suit pas à pas. Geste à geste. Mais jamais nous n’entrons dans sa tête. Dans son âme. Ainsi, le lecteur a une impression très froide, très rationnelle des mésaventures du héros. Des images fortes, visuelles. Mais qui n’arrivent pas à toucher, à faire réfléchir.

J’ai apprécié le style dépouillé ainsi que le rythme donné par les répétitions voulues qui finissent par créer l’ambiance de cercle vicieux, d’engrenage fatal qu’est la guerre civile. Notons au passage la présence d’un glossaire à la fin du roman, permettant au lecteur néophyte de comprendre le sens des multiples mots arabes insérés dans le texte.

Ceux qui partent ne reviennent jamais...

Voici un 4ème de couverture qui parle très bien de l'histoire de ce livre. Et ce, sans en dire trop. (J'aime souligner quand je rencontre un bon 4ème de couverture !)

Nous voilà donc au Liban, à Beyrouth, en compagnie de Bassam et Georges. On va découvrir la vie là-bas, en temps de guerre, à travers leur vie... Ce n'est pas une plongée totale dans l'enfer de la guerre, mais nos deux personnages la cotoient, la vivent, chacun à leur manière et nous la découvrons en même temps que nous les découvrons, eux. Ce sont eux le centre de ce roman, et non la guerre, même si elle est omniprésente car faisant partie de leur quotidien.

Bassam et Georges vont chacun prendre un chemin différent. Ce dernier - dont le surnom est De Niro - s'investira dans le combat, jusqu'à s'y perdre, à se perdre à son propre jeu... Alors que Bassam va chercher à fuir cette guerre, puis à fuir sa terre. Deux histoires dures, desquelles chacun se sortira à sa façon.

L'écriture de Rawi Hage m'a plu. Elle me paraît assez bien maîtrisée pour un premier roman. Rien d'extraordinaire mais cela se lit aisément, pas de tournures de style extravagantes. C'est simple, mais efficace ! Il peut ainsi nous décrire ses personnages et cette guerre, sans en faire trop. Un petit bémol quand même pour les quelques envolées historico-lyriques de la 3ème partie...

Je trouve donc que cette Recrue est une découverte agréable ! C'est un auteur à suivre.

Plus de poussière que de parfum

Roman consistant que cette immersion dans le quotidien de la guerre par la voix de Bassam qui a grandi près des tirs : « J’ai vu mes petites mains poursuivre les douilles vides encore chaudes et les recueillir dans ma chemise relevée … ».

Bassam voit et décrit sa vie avec Georges, son ami qu’il considère comme son frère, sa mère, son entourage avec un regard déjà ailleurs peut-être parce qu’il refuse toute forme de peur. Lors des bombardements, il ne se terre pas dans les caves, il se veut libre et contrairement à Georges, aussi appelé De Niro (De Niro’s Game, titre du roman avant la traduction), il n’adhère à aucun parti, aucune cause, mais pas au point de ne pas profiter de la situation en commettant vols, larcins et autre méfaits.

Le style s’apparente au ton du personnage, détaché, à la limite de l’indifférence avec, parfois et n’importe quand, une manière de se laisser entraîner par des images fantaisistes. Un peu comme une respiration prise à même l’imaginaire. Mais, sinon, Bassam vit en retrait de ce qui lui arrive, comme ce jour où il est capturé et violemment projeté sur du ciment : « Quand j’ai touché la surface dure et raboteuse du béton (…), je me suis dit que celui qui avait coulé cette dalle avait fait du mauvais boulot ; le plancher n’était même pas au niveau (…).

Il y a évidemment beaucoup de violence et à un certain moment, arrivant à me sortir un peu de l’hypnotisme de ces scènes dures, j’ai réalisé que l’auteur avait tendance à placer son héros en victime. Accusé faussement à plusieurs reprises, il n’y a pas que la malchance de la guerre, il y a la sienne propre aussi.

Bassam est accroché à une seule chose, sa survie physique et psychologique en dépend ; un revolver. C’est son talon d’Achille et cela lui a conféré un peu d’humanité à mes yeux. Les personnages indifférents sont plus difficiles à cerner, à aimer aussi, et c’est par cette relation intime avec son arme que j’ai appris à le connaître un peu.

Cette histoire chargée, portée par un suspense fort et un style puissant et inspiré, nous oblige à soutenir le regard sur les visions d’horreur de la guerre.

mercredi 5 mars 2008

Chez Impact Campus...

par Mélodie Simard-Houde - Arts et spectalces

Camus a écrit : «L’avenir est la seule transcendance des hommes sans Dieu.» Et lorsqu’il n’y a plus d’avenir? Tout n’est qu’absurdité. Rawi Hage se raccroche à cette constatation dans son premier roman, Parfum de poussière (traduit de l’anglais par Sophie Voillot). Dans cette œuvre saluée par la critique anglophone, Hage décrit la vie de Beyrouth en pleine guerre civile, vie qu’il a lui-même menée pendant neuf ans avant de s’établir à New York, puis au Canada en 1992. C’est à travers les yeux d’un jeune homme, Bassam, que le récit prend forme: une histoire violente où le narrateur et son meilleur ami, Georges, surnommé De Niro, se retrouvent pris entre deux solutions extrêmes: fuir le pays ou s’engager dans la milice chrétienne de Beyrouth, décision sur laquelle on ne revient pas… Au contraire de son ami, Bassam ne rêve que de fuir vers Rome, fuir sa ville ravagée par les bombes qui tombent par milliers et hantée par les cris et les pleurs pathétiques des femmes.

Lorsque son existence sera mise en jeu par des accusations de meurtre, c’est vers Paris que Bassam prendra la fuite, mais son destin ne tardera pas à le rattraper sous la forme d’un complot dont il n’est, en somme, qu’un tout petit pion.

En attendant, la vie continue comme si de rien n’était. La guerre devient une réalité intégrée au quotidien et, tel le protagoniste de L’Étranger, Bassam semble flotter au-dessus de toute chose, insensible à la mort de sa mère, risquant tout chaque jour mais se sentant non moins invincible (ou alors indifférent?) comme ces jeunes hommes de Beyrouth qui jouent à la roulette russe pour passer le temps. D’ailleurs, le titre original du roman est De Niro’s Game, en référence au film Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter), dans lequel Robert De Niro joue à la gachette. Le livre est par ailleurs parsemé de pointes subtiles soulignant l’influence omniprésente de la culture américaine chez les jeunes Libanais, pris entre le nationalisme violent, les relents colonialistes français et cet attrait puissant de l’image hollywoodienne.

L’écriture de Hage est d’une grande simplicité, qui laisse d’autant mieux transparaître urgence et violence. On l’a qualifiée de flat, ce qui pourrait se traduire par un ton plat, certes, mais où l’énormité de ce qui est dit fait contraste. Toutefois, l’écriture se fait aussi à l’occasion très lyrique, déployant des images puissantes et originales, notamment dans la troisième partie, où Bassam se retrouve à Paris, désorienté. C’est ce mélange particulier qui frappe et qui donne toute sa force évocatrice à la plume de l’auteur. À mille lieues de l’écriture «blanche» de Camus, celle de Hage a trouvé un ton juste pour parler de l’absurdité de la guerre, imprégnée d’une trace d’humour très noir.

Laissons au lecteur, en terminant, le soin d’en juger: «Les riches en partance pour la France lâchaient leurs bêtes dans la jungle urbaine: toutous orphelins, bichons de luxe dressés à être propres, bassets portant prénom français et nœud papillon rouge, caniches frisés au pedigree impeccable, cabots chinois ou génétiquement modifiés, clébards incestueux agglutinés en bandes qui couraient les rues par dizaines, unis sous le commandement d’un bâtard charismatique à trois pattes. La meute de chiens la plus chère du monde errait dans Beyrouth, courait sur la Terre, hurlait à la lune énorme et dévorait des montagnes de déchets à tous les coins de rue.»

samedi 1 mars 2008

Dans le Devoir...

Danielle Laurin
Édition du samedi 17 et du dimanche 18 novembre 2007

C'est l'histoire d'une amitié entre deux adolescents. Deux adolescents qui jouent à la guerre, comme au cinéma. Tandis que les bombes tombent pour vrai. Ça se passe au Liban, en pleine guerre civile. Et c'est complètement hallucinant.
C'est le premier roman d'un Montréalais, né à Beyrouth en 1964. Rawi Hage a quitté le Liban en 1984, a vécu un temps à New York. D'abord photographe, il écrit en anglais.

Paru l'an dernier, bientôt traduit dans une dizaine de pays, son livre nous arrive en version française couvert d'éloges et prix. Outre le savant dosage de lyrisme et de laconisme de l'ouvrage, c'est son imagerie qui a séduit jurys et critiques littéraires au Canada anglais.

Parmi les admirateurs transis de Parfum de poussière: le réalisateur et producteur torontois Atom Egoyan, qui a d'ailleurs acheté les droits du roman pour le cinéma. Cité en quatrième de couverture du livre, il précise: «Les images évoquées explosent comme dix mille bombes dans l'imaginaire du lecteur.»

On ne saurait mieux dire. Dès les premières pages, les premières phrases, on est soufflé. Par l'absurdité de la guerre, vécue au quotidien. «Les bombes pleuvaient et j'attendais Georges.»

C'est Bassam, l'ami d'enfance de Georges qui raconte. «Dix mille bombes s'étaient abattues sur Beyrouth, cette ville surpeuplée, et j'étais étendu sur un divan bleu couvert d'un drap blanc censé le protéger de la poussière et des pieds sales.»

Cette sorte de nonchalance, propre aux adolescents. Qui se croient au-dessus de la mêlée, où qu'ils soient. Qui se croient invincibles, aussi, tout puissants, éternels. C'est ce qui fait en grande partie l'originalité du roman: nous donner à voir ce point de vue-là, de l'intérieur, dans ce qu'il a de particulier et d'universel.

La grande force de Parfum de poussière réside avant tout dans le fait qu'on dépasse le contexte pur et dur de la guerre, tout en étant de plein fouet dedans. C'est-à-dire: l'amitié, mais aussi l'amour, la sexualité, la nécessité de donner un sens à sa vie, tout ça taraude les deux adolescents au coeur de l'histoire. Mais tout ça est décuplé, vu la guerre, la violence, le danger. Vu la déshumanisation ambiante. Et le sentiment d'urgence.

Ça commence par de petits gestes insignifiants. Voler de l'essence, pour faire rouler sa moto. Tirer des coups de pistolet en l'air, pour se montrer fort. Puis ça dégénère. De petit voyou, on se transforme en mercenaire sans foi ni loi. De toute façon, c'est le chaos, non? Et il faut bien sauver sa peau.

Plus on avance dans Parfum de poussière, plus on s'enfonce. Dans la corruption, la vengeance. Dans la violence. Dans l'horreur, les tueries, les massacres. Au bout d'un moment, on a envie de crier: assez! On en a assez vu, assez lu. Quel besoin d'entrer dans les détails à ce point, d'aller aussi loin dans les descriptions sanguinaires?

Ce qui nous retient, nous sauve en quelque sorte de l'étouffement, c'est le lien qui unit les deux adolescents. Malgré le fossé qui s'installe entre eux, tandis qu'ils sont laissés à eux-mêmes au milieu de l'enfer. Les deux font la paire, finalement.

Partir, fuir à tout prix la barbarie? Ou prendre les armes pour défendre son honneur, sa patrie? Chacun de leur côté, les deux garçons donnent une réponse opposée au dilemme qui leur est posé. Tout en choisissant de garder indemne leur amitié.

Le roman aurait pu s'arrêter là. Sur une scène de roulette russe digne d'un film de guerre hollywoodien. Alors que l'un s'apprête à quitter son pays détruit, et que l'autre, qui se prend pour De Niro, ressasse ad nauseam ses hauts faits de héros. Un héros devenu bourreau par la force des choses.

On est là, au milieu de nulle part, au milieu du désastre avec eux. On dirait une hallucination. Toutes ces images qui défilent en flash-back. Ces images de massacre où les corps volent en éclats dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila.

C'est Georges qui parle, cette fois: «À l'extérieur, des corps gonflés roulés dans le sable. Le sang figé en étangs noirs, les mouches vertes voraces, les bulldozers qui creusaient de grandes fosses où s'entassaient les cadavres. Comme dans un film. Tout ça, c'était comme dans un film. Des morts partout. T'en veux encore? T'en veux? Encore?»

Non, ce n'est pas fini. Même une fois à Paris. Même dans une autre vie. Comment oublier les atrocités? Comment accepter que votre meilleur ami y a participé? Et comment se remettre de l'avoir perdu, à lui, votre pote de toujours, qui s'est fait éclater la cervelle sous vos yeux?

Ça continue, oui. Ça ne vous lâche pas. Comment oublier? Le père mort sous les bombes, la mère morte sous les bombes. L'odeur de la mort, des bombes. La poussière, son parfum.

Comment se débarrasser de ses cauchemars? De son passé, de son identité? Comment marcher dans la rue sans une arme, prêt à dégainer? Comment vivre, maintenant... tout en sachant que «les chambres de torture, elles sont en nous»?

Pas de réponses, dans Parfum de poussière. D'où le malaise. Et la force de frappe. Ça s'appelle de l'art, non? L'art du roman, à la façon de Rawi Hage, disons.

Pas question de le perdre de vue, celui-là. On attend déjà son deuxième roman, prévu pour 2008. Et qui devrait se passer à Montréal...